jeudi 4 octobre 2012

Comment les tuteurs peuvent aider les apprenants à distance à faire face à leurs conflits cognitifs. Par Jacques Rodet

Dans une approche constructiviste de la formation dont se réclament de nombreux dispositifs de formation à distance ou hybride, un des principes mis en œuvre est l’exposition des apprenants à des conflits cognitifs. Quel peut-être le rôle du tuteur à distance pour aider les apprenants à vivre et à surmonter ces conflits cognitifs, tel est le propos de ce billet.


Principes du constructivisme

Le constructivisme est lié au concept de viabilité. L’individu, et lui-seul, peut estimer ses connaissances viables, c’est-à-dire lui permettant de faire face aux différentes situations qu’il vit. Lorsqu’il est dans l’incapacité de résoudre une difficulté, c’est parce que l’ensemble des connaissances qu’il a construit au cours de ses différentes expériences de vie, dont l’apprentissage, se révèlent non viables. Dans l’entretien que j’ai eu, il y a quelques années, avec André-Jacques Deschênes, celui-ci donne un exemple qui permet de mieux saisir le concept de viabilité : « à chaque fois que je regarde par la fenêtre de mon bureau, je construis ma vision (mon expérience) de cette partie du monde qui est visible de cette fenêtre. Cette partie du monde est différente à chaque moment où je la regarde car un ou plusieurs éléments ont changé depuis la dernière fois que j'ai regardé par la fenêtre. De manière générale, cette construction ne produit pas de nouveaux apprentissages. J'arrive à interpréter ce que je vois à partir de mes expériences passées, autant celles de regarder par cette fenêtre que mes autres expériences du monde et bien qu'à chaque fois, des éléments changent, il m'est toujours possible de considérer cette expérience comme satisfaisante parce que tout ce que j'observe est conforme à ce que j'ai expérimenté dans le passé et à ce que je peux présumer expérimenter dans ces conditions. Si par ailleurs, je voyais un lion par ma fenêtre… il me faudrait construire quelque chose d'autre pour interpréter cette expérience… souvent, on explique l'apprentissage d'un point de vue constructiviste par un conflit cognitif que je dois résoudre. Dans mon cas, c'est de voir un lion par la fenêtre de mon bureau, dans la neige au Québec en février… selon mes expériences passées, ce n'est pas possible. Je dois alors construire quelque chose de neuf. Cette construction va se réaliser soit essentiellement avec des expériences passées (en les accumulant différemment) ou en combinant ces dernières avec des éléments nouveaux (nouvelles expériences) que je tire de l'environnement… » 

En situation d’apprentissage et plus particulièrement dans le contexte de la relation tutorale, les principes importants du constructivisme à investir sont les suivants : « i) le développement de perspectives multiples qui consiste à traiter une information en adoptant des angles différents pour en découvrir les diverses composantes, ii) la négociation qui représente un ajustement des connaissances par la prise en compte du point de vue des autres membres de la communauté des praticiens et des experts dans un domaine, iii) la contextualisation qui renvoie à une manipulation des connaissances dans une situation authentique, iv) la collaboration qui consiste en une interaction de l’apprenant avec les pairs fondée sur la complémentarité des compétences de chacun. » (cf. Description d'un système d'encadrement par les pairs et de la formation des pairs anciens)

Les occasions de conflits cognitifs liées aux principes du constructivisme 

Le développement de perspectives multiples en situation d’apprentissage demande de mettre à disposition des apprenants une pluralité de discours sur l’objet d’apprentissage. L’enseignement ne se limite donc pas à la production et la diffusion du seul discours de l’enseignant mais demande une mise à disposition de plusieurs discours qui peuvent être en tension les uns avec les autres. L’enseignement n’est plus la transmission d’une bonne parole mais l’exposition des apprenants à des visions différentes portées sur l’objet d’apprentissage. 

L’apprenant qui rencontre cette situation d’enseignement pour la première fois ressent fréquemment du trouble, peut être déstabilisé, habitué qu’il a été lors de ses expériences de formation précédentes à recevoir ce qu’il faut savoir. L’approche constructiviste qui réclame à l’apprenant de faire son miel de différents discours l’amène ainsi à vivre un premier conflit cognitif.

La négociation du sens par la confrontation des différents miels produits par les apprenants et ceux des experts, formateurs et tuteurs constitue également une occasion d’émergence de conflits cognitifs. S’apercevoir que l’autre, à partir des mêmes ressources et discours proposés, a construit, fort de ses expériences passées, une autre viabilité que la sienne, confronte l’apprenant à l’expression critique pour laquelle ses expériences de formation antérieures ne l’ont pas forcément préparé. 

La contextualisation en formation des adultes correspond à la réalisation d’activités d’apprentissage qui sont les plus proches des situations professionnelles ou d’autres situations vécues et à vivre par les apprenants. La notion de situation authentique est au cœur du constructivisme. Elle permet de penser et concevoir des exercices, études de cas, jeu de rôle, etc. à destination des apprenants au cours desquels, ils doivent transférer leurs connaissances, et ce dès le temps de la formation. Ceci aménage la possibilité d’évaluer la réalité du transfert qui est le marqueur principal du développement d’une compétence. Si rejoindre les intérêts des apprenants par l’entremise d’activités d’apprentissage basées sur des situations authentiques n’est pas générateur de conflit cognitif particulier, il n’en est pas de même pour l’évaluation de la qualité du transfert des connaissances construites et des compétences développées. Par exemple, un apprenant peut ne pas s’autoriser à s’autoévaluer convaincu que l’évaluation est de la seule prérogative du formateur ou du tuteur.

La collaboration entre apprenants qui est tenue pour essentielle par les constructivistes et plus encore par les socio-constructivistes peut également être génératrice de conflits cognitifs. Outre les occasions de conflits cognitifs propres à toute initiative collective et à la dynamique des groupes, la mise en situation de collaboration peut venir heurter les représentations que les apprenants ont du processus d’apprentissage et de la formation en général. Ceci est plus particulièrement vrai en formation à distance dont la modalité est parfois choisie par l’apprenant pour échapper à la présence du groupe-classe. De plus, la formation à distance en offrant davantage de possibilité d’individualisation et de personnalisation que les situations présentielles relativise de fait le poids du groupe que les activités collaboratives tendent à réintroduire.

Les effets du conflit cognitif sur les apprenants et les interventions tutorales permettant d’y répondre

Face à un conflit cognitif, une première réaction de l’apprenant est son refus qui entraine la non prise en compte des nouvelles informations venant perturber ses connaissances antérieures. Non, il est impossible que le lion soit là

Il est certain qu’une attitude péremptoire du tuteur à distance peut difficilement permettre à l’apprenant d’accepter d’examiner la nouvelle expérience à laquelle l’apprentissage le confronte. Les arguments d’autorité seront de faible poids face au refus. Il lui faut donc agir différemment. La première intervention tutorale à entreprendre est d’amener l’apprenant à réfléchir sur les causes de son refus. Dans un second temps, le tuteur peut apporter des informations sur ce qu’est le processus d’apprentissage et qu’il est naturel d’imaginer pouvoir fuir le conflit cognitif. Il sera alors amener à argumenter sur le fait que le conflit cognitif est à la base de l’apprentissage. Il aura ensuite à accompagner l’apprenant dans son processus d’articulation de ses connaissances antérieures avec les nouveaux apports des discours d’enseignement. Enfin, lorsque l’apprenant aura accepté de vivre son conflit cognitif et de le dépasser, il pourra utilement proposer à l’apprenant des activités métacognitives lui permettant de faire le point sur son vécu du conflit cognitif. Ceci est susceptible d’amoindrir les effets cognitifs et émotionnels vis-à-vis des prochains conflits cognitifs qu’il sera amené à vivre dans sa formation.

Une autre manière de fuir le conflit cognitif pour l’apprenant est non pas de le refuser mais de l’ignorer ou de faire comme s’il n’existait pas. Le lion n’est pas là et d’ailleurs je ne le regarde pas. Il se met alors dans une situation comparable à l’ignorance caractérisée par le fait qu’il ne sait pas qu’il ne sait pas. Le travail du tuteur consiste, à ce moment-là, à faire progresser l’apprenant vers la reconnaissance de son absence de connaissances vis-à-vis des nouveaux apports et de son manque d’habileté, temporaire, à procéder à leur articulation avec ses connaissances antérieures. L’apprenant devient ainsi capable de formuler ce constat nécessaire à la mise en action d’apprentissage : je sais que je ne sais pas.

Un autre effet du conflit cognitif sur l’apprenant est le développement d’un sentiment d’insécurité. Le lion va certainement bondir sur moi. Conscient qu’il ne sait pas, il est dans la situation de celui qui ne sait pas qu’il sait. Il se retrouve submergé par les nouveaux apports et arrive à ne plus repérer qu’il possède des connaissances antérieures qui vont l’aider à assimiler les discours d’enseignement auxquels il est exposé. Le rôle du tuteur est clairement de le rassurer en lui faisant prendre conscience que non seulement il peut arriver à interpréter les éléments nouveaux mais que c’est bien à partir de ce qu’il sait déjà qu’il va y arriver. Pour ce faire, la proposition d’activités d’émergence des connaissances préalables des apprenants avant même tout apport se révèle être une prévention efficace contre le sentiment d’insécurité lié au conflit cognitif. L’apprenant insécurisé doit faire l’objet d’un suivi attentif de la part du tuteur dans la mesure où il peut en arriver à perdre l’estime de soi puis nourrir un désir d’abandon de sa formation.

D’autres apprenants peuvent au contraire être avides de conflits cognitifs. Je vais mettre la tête dans la gueule du lion. Si l’enthousiasme à se voir bousculé dans ses connaissances antérieures est une attitude propice à l’apprentissage, tout apprenant, à un instant donné de son apprentissage, possède des limites d’acceptation de l’altérité. Lorsque ces limites sont dépassées, les réactions peuvent être diverses et rejoindre celles évoquées ci-dessus. Le tuteur peut donc encourager l’apprenant à poser un regard réflexif sur son appétence pour le conflit cognitif afin non pas de la modérer mais de la mettre en perspective et de vérifier si elle reste, ou non, dans le cadre de ses objectifs d’apprentissage.

Si aujourd’hui, le constructivisme a, et je m’en réjouis, les faveurs d’un plus grand nombre de concepteurs de formation à distance ou hybrides, il apparait essentiel que les tuteurs à distance puissent être formés à intervenir auprès des apprenants exposés aux conflits cognitifs. Ceci ne semble pas trop difficile à imaginer tant il est vrai que pour de nombreux formateurs et enseignants amenés à investir des fonctions tutorales, le changement de posture demandé est source de conflit cognitif.