Le dernier numéro de "L'interlettre Chemin Faisant du Réseau Intelligence de la complexité - MCX - APC" est largement consacré à la notion de « problématisation ».
Dans son éditorial intitulé «Problématiser, c’est d’abord modéliser en responsabilisant le modélisateur» Jean-Louis Lemoigne attire notre attention sur l’impasse qui serait celle de ne confier qu’à des machines et autre intelligences artificielles la résolution des problèmes tout en évacuant la dimension humaine et forcément complexe de la construction des réponses qui ne peuvent être que contextualisées et transitoires.
Lisons-le :
«N’est-ce pas cette volonté réfléchie de maintenir ouvert ‘le bon usage de la raison dans les affaires humaines’ s’attachant à la fois à ‘faire pour comprendre en même temps qu’à ‘comprendre pour faire’ qui incite aujourd’hui à questionner les méthodes et recettes de type algorithmique automatisant les ‘résolutions de problème’ devant conduire aux présumées ‘meilleures décisions’ ? Chacun sait d’expérience que l’application de procédures automatisées dont on ne connait ni ne comprend l’organisation (conçue par un par un tiers ignorant des multiples spécificités des contextes et que l’on ne peut joindre), ne fait pas d’elle une connaissance légitimant la résolution : Les décisions de type bureaucratique ignorent en général la diversité des problématisations pouvant être considérées et ne sollicitent pas l’intelligence de la complexité du contexte perçu par les acteurs en situation.»
Les lecteurs les plus assidus de ce blog ont pu constater que plusieurs de mes derniers billets proposent certaines modélisations du tutorat à distance et de son ingénierie et plus modestement du digital learning. D’autres sont consacrés au recours à l’intelligence artificielle et à ce que pourrait être une «cobotique tutorale». L’interpellation de Le Moigne m’amène donc à réfléchir à ma responsabilisation en tant que créateur de modèles et ce d’autant plus que l’accompagnement des apprenants à distance, devenant un thème d’actualité pressante au regard de la crise sanitaire de la Covid19, un plus grand nombre de personnes découvrent ce blog.
Pour ma part, les leviers de la responsabilisation, je les puise dans une pratique réflexive de mes actions tant la métacognition est puissante à m'aider à déterminer qui j’ai été, ce que je suis et ce que je peux devenir. Il est vrai que, depuis plusieurs mois d’activité intense, tant la nécessité fait loi, et que cela s’est particulièrement révélé vrai durant ces périodes de confinement amenant un développement jamais vu de la formation à distance, j’ai peu accordé de temps à l’introspection. L’arrivée prochaine de la pause de fin d’année et les résolutions à prendre pour celle qui vient seront donc peut-être propices à ce temps de retour sur ma responsabilisation comme auteur du tutorat à distance.
L’éditorial de Le Moigne m’a également interpellé sur l’usage de l’intelligence artificielle dans le tutorat à distance. Lors d’un récent webinaire, j’ai eu l’occasion de voir présenté, rapidement, un algorithme permettant de prédire les abandons d’apprenants engagés dans une formation à distance. Développé au sein de la communauté Moodle, il sera prochainement disponible et j’espère pouvoir bientôt le tester au sein d’un cours universitaire. Toutefois, il apparaît que les indicateurs choisis par les concepteurs de cet algorithme ne soient ni accessibles ni modifiables par l’enseignant-tuteur que je suis. Bien évidemment, je sais, pour connaître une des personnes ayant collaboré à la conception de cet algorithme, que les auteurs ne sont pas des ignorants des raisons multiples qui poussent un apprenant à distance à abandonner et que d’autre part, la prédiction ne pourra que s’améliorer selon les principes du big data et du machine learning, et qu’enfin, il ne s’agit pas de déresponsabiliser les tuteurs par la réalisation d’actions prédéterminées par la machine mais que ceux-ci resteront les juges des actions à mener envers les apprenants.
Pour autant, l’absence de dialogue entre les concepteurs des algorithmes et les personnes qui sont sensées les utiliser, me semble significative d’une distance à parcourir. J’espère qu’elle le sera davantage que lorsqu’au début des années 2000, j’interpellais les éditeurs de LMS pour qu’ils instrumentent mieux le travail des tuteurs à distance, et lorsque, plus récemment, j'ai eu un début de dialogue, au point mort à l’heure actuelle, avec des spécialistes français d’xAPI afin d’expérimenter le potentiel de ce standard pour garder mémoire de la relation tutorale.
En cette fin d’année, horribilis, et à l’aube de la nouvelle, la responsabilisation de chacun et plus particulièrement des modélisateurs, revêt une importance et une urgence certaines tant comme l’a constamment souligné Edgar Morin, tout au long de son œuvre et plus particulièrement dans « La connaissance de la connaissance » (Tome 3 de la Méthode) : «Toute connaissance acquise sur la connaissance devient un moyen de connaissance éclairant la connaissance qui a permis de l’acquérir».