Chronique de Philippe Inowlocki : Lire ou relire Jérôme Bruner.
Voilà, la question de départ, quel est donc ce psychologue de l’apprentissage qui a tant travaillé sur les situations d’imitation entre la mère et l’enfant ?
Ces travaux ont croisé, au moins dans mon musée imaginaire, les observations des éthologistes qui ont décrit des comportements d’apprentissage chez les primates et les oiseaux ; ainsi, je retrouvais la mémoire de ces images captivantes d’un film sur des singes macaques d’une ile du Japon. Une première femelle avait été observée en train de plonger dans l’eau d’un ruisseau un tubercule de pomme de terre pour le nettoyer de ses mains par frottements. En une dizaine d’années la plupart des macaques de cette colonie avaient adopté ce comportement -tellement plus appétissant - par imitation du geste de la première femelle.
Autre indice, ce psychologue, étudié par les didacticiens des situations professionnelles, au même titre que Vygotsky et Piaget, avait décrit et analysé les fonctions qui interviennent dans les interactions d’apprentissages premières entre un adulte et un enfant, un expert et un néophyte.
Ses travaux envisageaient une continuité dans les processus d’interaction mère / enfant d’acquisition des premiers gestes et les processus d’apprentissage de l’adulte dans des dispositifs institués (école, groupe, collectifs..).
Le psychologue Jérôme Seymour Bruner né en 1915 fait partie de ces chercheurs en sciences de l’éducation qui ont étudié les interactions de communication en démontrant qu’elles prennent place au sein d’un système symbolique et langagier pour lesquels les adultes, les tuteurs (au sens large), et les pairs servent de médiation pour faire accéder des enfants ou des adultes à des contenus didactisés (programme scolaire, livres, manuels, etc.. ).
Reprenant les travaux de Vygotsky, Bruner s’est efforcé systématiquement de replacer les processus d’apprentissage de l’enfant ou de l’adulte au sein de la Culture et de l’Histoire des sociétés humaines où ils vont puiser le sens des situations. En cela sa définition de l’intelligence humaine s’oppose à la métaphore cognitive de l’ordinateur stockant les connaissances et les procédures.
Il nous semble que le modèle de Jérôme Bruner, modèle anthropologique s’il en est puisse être fructueux pour mettre en perspective les travaux d’ingénierie tutorale actuelle.
L’interaction de tutelle et l’étayage :
Bruner forge le concept d’interaction de tutelle. Pour Bruner, le processus de tutelle consiste dans les moyens grâce auxquels un adulte ou un "spécialiste" vient en aide à quelqu'un qui est moins adulte ou moins spécialiste que lui.
Etayage :
En laboratoire observant des relations d’aide entre une mère et son enfant, par exemple pour la réalisation de puzzles, Bruner conclut que l'interaction de tutelle comporte un processus d'étayage qui consiste pour le partenaire expert « à prendre en mains ceux des éléments de la tâche qui excèdent initialement les capacités du débutant, lui permettant ainsi de concentrer ses efforts sur les seuls éléments qui demeurent dans son domaine de compétence et de les mener à terme».
La notion d'étayage est construite sur le concept de Zone Proximale de Développement chez Vygotsky , Bruner l'utilise pour désigner l'ensemble des interactions de soutien et de guidage mises en œuvre par un adulte ou un autre tuteur pour aider l'enfant à résoudre seul un problème qu'il ne savait pas résoudre au préalable.
Selon Bruner, le processus d'étayage, de soutien et de tutorat est rendu-compte par six fonctions fondamentales :
1 - l'enrôlement
L'enrôlement correspond aux comportements du tuteur (adulte ou enfant) par lesquels il s'attache à engager l'intérêt et l'adhésion de son (ou ses) partenaire(s) envers les exigences de la tâche. En somme, il s'agit d'éveiller l'intérêt de l'enfant, de faire en sorte qu'il soit intéressé par la tâche à réaliser.
2- la réduction des degrés de liberté
La réduction des degrés de liberté correspond aux procédures par lesquelles le tuteur simplifie la tâche par réduction du nombre des actes requis pour atteindre la solution. Autrement dit, le tuteur décompose l'objectif principal de la tâche en sous-buts que l'enfant parviendra aisément à atteindre. C'est souvent la mère qui joue ce rôle, qui découpe l'objectif de la tâche en sous-objectifs que l'enfant peut plus facilement atteindre.
3- le maintien de l'orientation
Le maintien de l'orientation consiste à éviter que le novice ne s'écarte du but assigné par la tâche. Le tuteur a pour mission de maintenir ce dernier dans le cadre des objectifs d’apprentissage. D'autre part, il déploie de l'entrain et de la sympathie pour maintenir sa motivation.
4- la signalisation des caractéristiques déterminantes
La signalisation des caractéristiques déterminantes suppose que le tuteur indique ou souligne par divers moyens les caractéristiques de la tâche qui sont pertinentes, déterminantes pour sa réussite.
5- le contrôle de la frustration
Le contrôle de la frustration a pour finalité d'éviter que les erreurs du novice ne se transforment en sentiment d'échec et, pire, en résignation. En d'autres termes, faire en sorte que l'exécution de la tâche ne soit pas éprouvante pour l'enfant, qu'il vive bien ses erreurs.
6- La démonstration ou présentation de modèles
La démonstration ou présentation de modèles consiste en la présentation d'un modèle par l'adulte, d'un essai de solution. L'enfant, l'élève peut alors l'imiter et parachever sa réalisation.
7- place de l'imitation : on ne peut concevoir le développement humain autrement que comme un processus d'assistance, de collaboration, entre un enfant et un adulte, l'adulte agissant comme médiateur de la culture. Au départ, la mère imite l'enfant, puis l'introduit dans le jeu, l'aide à prendre son tour dans les échanges. Les jeux de coucou-caché constituent un bon exemple de ce mécanisme.
Pour Bruner l'imitation assure une fonction d'apprentissage par observation du congénère. Ce mode d'apprentissage constitue une condition nécessaire, mais non suffisante, de la transmission de la culture.
Jérôme Bruner est régulièrement cité dans la littérature pour l’ingénierie de formation distance et en particulier, les travaux sur le tutorat. Il est apprécié dans sa démarche socio-constructiviste qui pousse à concevoir des activités d’exploration de micro-mondes et de collaboration entre acteurs. Son analyse des interactions de tutelles et des fonctions d’étayage qui y prennent place sont à mon sens très intéressantes pour concevoir des stratégies de tutorat en formation à distance.
Reprenant les catégories de Brigitte Denis (2003), je voudrais comparer les fonctions tutorales qu’elle a synthétisées à partir de différentes observations et ce dans un objectif d’ingénierie de formation avec les interactions de nature cliniques décrites par Jérôme Bruner.
Brigitte Denis (2003) : « Pour notre part, nous avons tenté d’opérationnaliser un « profil de tuteur » en partant de différentes fonctions tutorales. »
Le profil proposé comporte des interventions centrées sur les fonctions suivantes (extraits) :
1. l’accueil, la mise en route des actions de formation :
Contacter les apprenants, se présenter, prendre connaissance de données et interagir afin de mieux se connaître, présenter la/les fonctions exercées en tant que tuteur, vérifier que les objectifs du cours (de l’activité) sont connus et compris.
2. l’accompagnement technique :
Répondre à des questions simples sur des problèmes techniques ponctuels ou renvoyer à un technicien, communiquer les principes formulés dans les chartes de communication…
3. l’accompagnement disciplinaire :
Fournir des ressources (références, dossiers complémentaires, experts) liées aux contenus de la discipline concernée, solliciter la mise en relation entre différents contenus ou (parties de) cours, solliciter la communication et le partage de ressources entre apprenants, etc. ;
4. l’accompagnement méthodologique,
Qu’il soit centré sur les méthodes de travail et l’organisation (exemple : solliciter la décomposition des étapes du travail, la planification des tâches, rappeler les échéances, sur le soutien affectif, l’inviter à agir, renforcer positivement l’action et les idées de l’apprenant, etc.)
5. l’autorégulation et métacognition :
Solliciter la tenue d’un carnet de bord chez l’apprenant, discuter avec lui de l’évolution de ses apprentissages, solliciter des décisions de régulation du processus d’apprentissage/enseignement…
6. l’évaluation :
Communiquer/rappeler les critères d’évaluation de l’activité, solliciter l’autoévaluation de l’activité de l’apprenant, fournir des feedbacks sur l’activité, fournir des indicateurs susceptibles de réguler le dispositif de formation, etc. ;
7. la personne-ressource attitrée :
Conseiller l’apprenant dans le choix des cours, fournir au titulaire du cours des informations susceptibles de réguler son cours, la participation de l’apprenant aux activités, etc
Je mettrais en relation intuitivement les fonctions des deux modèles de la façon suivante en me fondant sur la nature des tâches et des interactions, ce qui reste à confirmer par l’observation :
Fonctions d’étayage Bruner ( 1998)
fonctions tutorales selon Brigitte Denis (2003)
1. L'enrôlement
Point 1 l’accueil, la mise en route des actions de formation,
Point 7 la personne-ressource attitrée.
2. La réduction des degrés de liberté
Point 3 l’accompagnement disciplinaire,
Point 4. l’accompagnement méthodologique, qu’il soit centré sur les méthodes de travail et l’organisation (exemple : solliciter la décomposition des étapes du travail, la planification des tâches)
3. Le maintien de l'orientation
Point 2 l’accompagnement technique : communiquer les principes formulés dans les chartes de communication, conseiller dans le choix adéquat d’outils de communication selon les types et les moments d’activités, etc. ;
Point 4. l’accompagnement méthodologique,
Point 5 l’autorégulation et métacognition,
Point 6 l’évaluation
Point 7 la personne-ressource attitrée
4. La signalisation des caractéristiques déterminantes
Point 3 l’accompagnement disciplinaire :
Point 4. l’accompagnement méthodologique,
5. Le contrôle de la frustration.
Point 5 l’autorégulation et métacognition.
Point 6 l’évaluation.
Point 7 la personne-ressource attitrée
6. La démonstration ou présentation de modèles.
Point 3. l’accompagnement disciplinaire
Conclusion
Ce que l’on observe dans ce tableau est que les liens entre les concepts des deux modèles ne sont pas de terme à terme mais que plusieurs fonctions du modèle de Denis (2003) peuvent mobiliser un processus de Bruner (1998).
En particulier à la fonction « 3- maintien de l’orientation » correspond plusieurs fonctions : accompagnement technique et de communication, accompagnement méthodologique, l’autorégulation et la métacognition, évaluation, la personne-ressource attitrée.
En effet, le maintien de l’orientation chez Bruner réunit toutes les fonctions de cadre assurées de manières technique, règlementaire, pédagogique et symbolique par le tuteur dont il peut jouer le rôle de représentant et de garant.
Il est intéressant d’observer que les médiations avec des outils technologiques ne modifient qu’à la marge les besoins en matière de tutorat et d’étayage. Les fonctions tutorales décrites par Denis (2003) sont enracinées dans les pratiques éducatives de nature sociétales, langagières et culturelles fondamentales analysées par Jérôme Bruner.
Nous voudrions y voir l’émergence d’une «bonne forme », reconnue par la communauté professionnelle et scientifique, articulant ensemble des théories cliniques, des modèles d’ingénierie et des pratiques d’enseignement et de formation. Un paradigme.
Références :
J. BRUNER. "Le développement de l'enfant : savoir faire, savoir, dire". PUF. 1998
Brigitte Denis « Quels rôles et quelle formation pour les tuteurs intervenant dans des dispositifs de formation à distance ? », Distances et savoirs 1/2003 (Volume 1), p. 19-46.
Marcel Lebrun, Courants pédagogiques et technologies de l’éducation, 2004
Passionnant, Philippe, et qui recoupe parfaitement mon expérience d'instituteur. J'en suis très agréablement surpris car, comme je te l'ai dit souvent, les modèles défendus par les spécialistes de la formation (s'adressant aux adultes) ne correspondent guère à ceux défendus par les pédagogues (s'adressant au enfants). L'importance du travail de médiation m'a toujours paru sous-estimé du côté de la formation. Or, dans ton article, je le trouve remarquablement décrit.
Merci Christian pour le compliment, il y a une andragogie comme il y a une pédagogie mais pour ce qui relève des théories du développement cognitif, les travaux concernant les interactions sociales et langagières se sont construits à partir d'observations auprès d'enfants en milieu scolaire ou avec les propres enfants du chercheur ; je pense aux expériences de Jean Piaget.
2 commentaires:
Passionnant, Philippe, et qui recoupe parfaitement mon expérience d'instituteur. J'en suis très agréablement surpris car, comme je te l'ai dit souvent, les modèles défendus par les spécialistes de la formation (s'adressant aux adultes) ne correspondent guère à ceux défendus par les pédagogues (s'adressant au enfants). L'importance du travail de médiation m'a toujours paru sous-estimé du côté de la formation. Or, dans ton article, je le trouve remarquablement décrit.
Merci Christian pour le compliment, il y a une andragogie comme il y a une pédagogie mais pour ce qui relève des théories du développement cognitif, les travaux concernant les interactions sociales et langagières se sont construits à partir d'observations auprès d'enfants en milieu scolaire ou avec les propres enfants du chercheur ; je pense aux expériences de Jean Piaget.
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