La Tour de Babel par Pieter Bruegel l'Ancien
Article paru initialement sur le blog du GRECO en juillet 2006
J’avais initialement prévu de consacrer cet article aux outils dédiés au tutorat d’une plateforme qui est présentée comme « légère, ouverte et évolutive » constituant « une véritable alternative aux solutions onéreuses et complexes du marché ». A cet effet, comme tout bon chroniqueur soucieux de recueillir des informations de première main, je me suis inscrit à un séminaire organisé par le distributeur de cette plateforme. Après avoir participé à cette rencontre, une évidence s’est imposée à moi, celle non plus de rédiger un compte-rendu sur la teneur des propos qui se serait vu limité à 4 ou 5 lignes tant le tutorat ne fut pas abordé et largement décrit le fonctionnement technique de cette plateforme, mais d’apporter quelques éléments de réflexion sur l’incompréhension persistante entre les concepteurs de plateforme et deux catégories de leurs utilisateurs, les apprenants et les tuteurs.
Les raisons de l’incompréhension
Les plateformes sont encore généralement conçues comme d’autres applications informatiques. Elles doivent répondre à des besoins très divers mais au final, les possibilités techniques des développeurs et les volontés de la hiérarchie des entreprises clientes prévalent largement sur l’analyse des besoins des futurs utilisateurs, en particulier de ceux des apprenants et des tuteurs. Cette dérive techniciste n’est pas nouvelle tant il suffit de se rappeler que les campus numériques ont d’abord été l’occasion d’une floraison inédite de plateformes développées par les services informatiques universitaires mais qu’au final ces centaines de plateformes se sont révélées peu différentes les unes des autres dans leurs fonctionnalités.
La démarche commerciale des éditeurs étant orientée uniquement en direction des acheteurs de plateformes, les critères de qualité d’une plateforme s’en trouvent profondément influencés. Ainsi, le lieu commun du respect des normes et de la compatibilité est élevé en véritable dogme et argument commercial de première valeur. Ce qui est étonnant c’est que si les acteurs de la formation à distance se plient à la discipline de la normalisation des outils et des contenus, il est toujours aussi rare de les voir réutiliser des contenus dont ils ne sont pas les auteurs. Dès lors, l’intérêt de la « transférabilité » technique des contenus est largement amoindri.
Un autre argument commercial est celui de la production de traces qui peuvent être exploitées par les utilisateurs des plateformes. Là encore, le souci pédagogique sert plus de prétexte qu’il n’est servi. A titre d’exemple, j’ai eu la surprise d’apprendre lors de ce séminaire que « un exercice formatif c’est un QCM qui n’est pas évalué », comprenez qui n’est pas noté. Il est aussi révélateur d’entendre des acheteurs de plateformes considérer que le rôle de tuteur « c’est de fliquer les apprenants ».
Ces deux exemples me paraissent assez significatif de l’absence de dialogue entre les développeurs de plateforme et leurs clients d’une part, et les professionnels de l’enseignement et de l’apprentissage d’autre part. L’apprenant n’étant, lui, considéré que comme un utilisateur dont il faut analyser les comportements.
Les résultats de l’incompréhension : tracer !
Dès lors, il n’est plus trop étonnant de voir les éditeurs proposer des outils traceurs et d’analyse des traces qui sont davantage au service des managers que des apprenants et des tuteurs.
Quelles soient grossières ou plus fines, ces traces sont uniquement quantitatives : temps de connexion, pourcentage du parcours accompli, nombre de clics effectués, temps passé à répondre à un QCM, nombre de messages échangés avec le tuteur, temps passé par le tuteur à répondre, etc. Certes, nous ne pouvons pas encore demander aux machines de produire des traces qualitatives mais il en ressort, comme me le confirmait une responsable des tuteurs d’une grand entreprise de e-learning spécialisée dans l’enseignement des langues, que les tuteurs passent de plus en plus de temps à produire et à décrypter quantité de reporting, tableaux de bord, rapports d’activités sans pour autant en retirer des éléments très instructifs sur la manière d’aider les apprenants dans leur formation.
Par ailleurs, ces traces sont peu fiables tant il est facile pour un utilisateur de manière volontaire ou non de les fausser par des utilisations divergentes des outils et des ressources mis à sa disposition. Car c’est bien là le plus grave à mes yeux, les concepteurs de ces plateformes d’une part, induisent et valorisent certains comportements d’apprenants produisant les bonnes traces, et d’autre part, dévalorisent ou ne peuvent tracer d’autres stratégies d’apprentissage. En quoi par exemple, le fait de lire un texte sur écran, ce qui produit une trace de temps passé, est plus indicatif du bon apprentissage d’un apprenant que le fait d’avoir imprimé ce texte pour le lire, ce qui produit au mieux la trace que le texte a été imprimé.
Ces traces ne seraient-elles pas uniquement quantitatives parce qu’elles servent avant tout de base à la mesure, et éventuellement à la facturation, de l’utilisation de la plateforme ou parce qu’elles facilitent la tenue des rapports d’activité de formation envers l’administration ?
Plus remarquable encore, les traces produites sont la plupart du temps cachées à ceux qui les produisent. L’apprenant n’a le plus souvent qu’une vision tronquée de ces traces et n’a qu’exceptionnellement communication de leurs interprétation. Les tuteurs ne sont pas mieux lotis puisque leurs traces servent essentiellement à mesurer leur productivité.
Alors que les traces sont présentées comme des éléments devant permettre aux tuteurs et aux apprenants de mieux intervenir ou de mieux apprendre, il en ressort qu’elle ne sont le plus souvent qu’au service d’une vision particulière de l’évaluation traquant la divergence et se nourrissant de la culture de la suspicion et du contrôle.
Ne faudrait-il pas que les concepteurs de plateforme prennent mieux en compte qu’à travers les QCM, les objectifs des différentes formes d’évaluation ? Ne faudrait-il pas qu’ils se mettent à l’écoute des tuteurs et des apprenants pour identifier les traces qui seraient de nature à supporter l’apprentissage de ces derniers ? Ne faudrait-il pas, tout simplement, que les plateformes soient plus au service de la pédagogie et moins à celui des informaticiens, des commerciaux et des managers ? Plus d’un an après le séminaire consacré à l’industrialisation du tutorat, ces questions restent cruellement d’actualité.
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